Hypnose et deuil
C’est l’histoire de Marie-Jeanne, une riche femme de Plogonnec. Parmi tous ses prétendants, elle choisit Joseph. Par coquetterie, elle se marie dans de magnifiques habits rouges et les vieilles personnes dirent en la voyant « quand on se fait si belle pour entrer en ménage c’est qu’on n’a pas longtemps à vivre heureuse”. De fait elle meurt très rapidement en donnant le jour à son premier enfant. Son mari qui l’aimait beaucoup est inconsolable; le jour il fait son travail aux champs mais le soir, il s’assoit au coin de la cheminée, de longues heures à se remémorer sa Marie-Jeanne.
Parfois il s’endort ainsi et une nuit il rêve que Marie-Jeanne est là, dans la pièce, drapée dans son linceul couvert de boue. Bientôt, il est convaincu qu’elle est là, bien réelle, même si elle ne le voit pas. Elle va vers l’armoire où est rangé son magnifique costume de mariage et s’en habille. Elle se pavane dans la pièce sans un regard ni pour son mari ni pour leur enfant. Puis elle se déshabille et disparaît.
Le lendemain, Joseph demande à son valet de l’accompagner, sans le mettre dans la confidence. Après des heures d’attente, à minuit, Marie-Jeanne vient faire son tour devant un Joseph sidéré. Heureusement son valet va pouvoir confirmer qu’il n’a pas la berlue… mais, après ces longues heures d’attente, il est profondément endormi et n’a rien vu.
Nous avons ici une description de deuil pathologique. Les visions de Joseph sont probablement des hallucinations confirmées par le fait que le valet, lui ne voit pas Marie- Jeanne.
Dans ce temps-là, le thérapeute pour toutes les histoires bizarres, c’est le prêtre et justement le prêtre de Plogonnec connaît autant les affaires de l’autre monde que de ce monde-ci.
Surprise! Il demande à Joseph:
-“Qu’est ce qu’elle aimait boire Marie-Jeanne?”
-Le dimanche elle buvait volontiers un petit verre d’eau de vie !
Le prêtre lui dit alors qu’il viendra le soir en secret, que Joseph prépare trois verres et une bouteille posée sur la table. Le soir venu, il est là, une étole noire autour du cou. Vers minuit, Marie-Jeanne arrive et le prêtre s’adresse directement à elle, prend très naturellement de ses nouvelles dans l’autre monde puis lui propose un petit verre d’eau de vie. Marie-Jeanne accepte mais tient à rester à distance. Alors le prêtre le pose sur le sol aux pieds de Marie- Jeanne. Elle voudrait qu’il mette le verre dans ses mains, ce que refuse absolument le prêtre. Le temps passe et Marie-jeanne va devoir partir.
Emportée par son “péché mignon”, elle se penche pour attraper le verre et le prêtre en profite pour lui passer son étole autour du cou. Pendant que le prêtre parle en latin, Marie-Jeanne hurle, se débat et peu à peu se transforme en chien noir.
L’étole est bientôt remplacée par une corde afin que le chien soit conduit de presbytère en presbytère au cœur des monts d’Arrée, au Yeun Elez, le marais des roseaux. C’est un lieu triste, triste, la désolation de la désolation, une bouillie de terre noire trempée dans de l’eau noire : Le vestibule de l’enfer.
Là le chien se met à hurler de plus en plus fort, à se débattre, mais les deux hommes tiennent bon et le curé passe l’étole au cou du chien qui pousse un cri épouvantable puis ils entendent comme le bruit d’un corps qui tombe à l’eau. Peu à peu le calme revient.
Le valet revient alors chez son maître en s’arrêtant de nouveau dans chaque presbytère annoncer que la mission est accomplie.
Si le valet ne voyait rien, par contre, le prêtre voit Marie-Jeanne, alors peut-on toujours parler d’hallucination ou d’un esprit, un fantôme? Toujours est-il qu’est mise en œuvre grâce à sa connaissance des choses de l’autre monde, une belle stratégie qu’Erickson aurait sûrement approuvée. L’âme transformée en un chien noir est conduite dans les monts d’Arrée pour y être précipitée dans le Yeun Elez et par ce biais envoyée dans l’autre monde.
Ceci nous rappelle que les morts sont parfois très encombrants voire néfastes lorsqu’ils restent dans le monde des vivants. Tout le monde le sait bien en fait et cela explique l’universalité et la précision des rituels et cérémonies des morts qui ont plusieurs objectifs.
D’abord, séparer le monde des morts et celui des vivants et s’assurer que l’âme du mort ne restera pas dans le monde des vivants par exemple en couvrant les récipients de liquide car les âmes ont la faculté de s’y cacher (Bretagne).
Par une belle cérémonie où chacun louera les qualités du mort, lui fera honneur, il aura moins envie de faire du mal aux vivants. D’où aussi l’importance de la présence de chacun lors des rituels pour se mettre en bons termes avec le mort, même si c’est aussi une première étape essentielle de ce travail de transformation interne lors de cette sorte de thérapie de groupe.
Si la mort fait disparaître le corps, la partie visible de l’individu, elle ne fait pas disparaître les liens. Vient alors la nécessité d’établir de nouveaux liens avec celui qui est maintenant dans un autre monde. Cette phase de transformation et de changement est la phase classique du deuil normal qui va vers une relation souple avec le mort, faite d’échanges psychologiques (penser à lui, voire lui parler) et de visites en particulier sur sa sépulture.
Parfois, il semble que les choses ne se déroulent pas très bien. Depuis des années, je mettais ensemble des dossiers dont les points communs étaient le peu d’évolution sur le fond et le peu de réactivité des troubles aux changements de contexte de vie. Ces patients n’allant jamais complètement bien, comme si quelque chose ne pouvait bouger en eux. L’autre point commun que je relevais était une histoire de décès traumatisant : un parent, un frère ou une sœur, un bébé, un grand parent aimé ou au contraire haï… Cependant ces patients ne faisaient pas eux- mêmes de lien entre leurs difficultés et ce mort.
J’ai choisi deux situations qui illustrent deux aspects complémentaires. Elles présentent des points communs et en particulier les croyances des patientes et la technique hypnotique que j’ai utilisées. Sur beaucoup d’autres points, comme vous pourrez en juger elles sont très différentes.
Les troubles présentés par Mme M sont anciens et peu évolutifs. En alternance avec des phases dépressives sévères, elle présente de manière chronique une boulimie au chocolat, une peur de faire une erreur professionnelle et surtout une angoisse majeure face aux maladies même bénignes des enfants. La moindre toux ou fièvre crée une panique qui ne cède qu’au bout de plusieurs jours.
Je la connais depuis plusieurs années, le travail hypnotique n’a permis jusqu’à ce jour que des améliorations symptomatiques et si les épisodes dépressifs sont mieux contrôlés, les troubles de fond sont particulièrement stables. Face à une nouvelle poussée anxieuse, je lui propose d’apprendre la relaxation par le training autogène de Schultz.
Elle ressent rapidement beaucoup de bien-être, pratique régulièrement les exercices. Tout son corps peut devenir lourd, sauf du genou droit, un peu douloureux, au pied droit. Tout son corps devient chaud, sauf là encore du genou droit au pied droit. Je suggère alors que la chaleur peut passer du pied gauche vers le pied droit puis remonter vers le genou droit le prenant ainsi “à revers”.
À ce moment, une angoisse extrêmement puissante et imprévisible apparaît. Elle si calme l’instant précédent devient agitée, pleure… Cette émotion qui dure plusieurs minutes, que je n’ai jamais rencontrée chez elle, me prend au dépourvu. Elle est elle-même surprise par le surgissement de tant d’émotion.
Elle en vient à décrire un accident dramatique : elle a vingt ans, elle conduit sa mère et la mère de son père lorsqu’un poids lourd vient percuter leur voiture. Après immobilisation de la voiture, elle même et sa mère à l’avant sortent rapidement, juste avant que le véhicule ne prenne feu avec la grand-mère coincée à l’arrière.
Depuis les obsèques, elle n’en a jamais plus parlé malgré un sentiment profond de culpabilité. Elle tient à montrer à ses parents qu’elle est forte et à part une prise de poids de 20 kilos, aucun signe extérieur ne vient signifier ses perturbations intérieures.
Cet évènement difficile elle m’en avait parlé il y a 10 ans, mais de manière très détachée, presque comme une anecdote et je l’avais rapidement oublié comme si elle m’avait prescrit une amnésie comparable à la sienne. Pourtant dès cette époque, elle figurait sur ma liste !
Cette illustration nous rappelle l’intérêt de se préoccuper des stigmates physiques d’accident ou d’intervention qui peuvent “contenir” des souvenirs très puissants et potentiellement très actifs et déstabilisants.
Nous abordons alors ses propres croyances concernant la mort, la “vie” après la mort… Pour elle, l’âme du mort doit rejoindre un monde particulier, comme l’”anaon” des Bretons du temps de Marie-Jeanne et Joseph.
Elle connaît bien aussi les descriptions des “near death expériences”, NDE, dans lesquelles certaines personnes lors d’accident ou de coma profond décrivent les mêmes phénomènes. L’impression de sortir de son corps et de le regarder de l’extérieur, de voir aussi le personnel médical tenter de le sauver, une rencontre avec des membres de la famille déjà morts et qui viennent accueillir le nouveau venu, souvent une grande paix, puis une lumière blanche attirante… Ceux qui ont pu le raconter en sont évidemment revenus. Ces descriptions ne sont pas nouvelles, mais semblent se multiplier peut-être en raison des techniques récentes de réanimation qui ramènent in-extrémis des gens autrefois promis à la mort.
Nous convenons de faire comme si l’âme de la grand-mère n’avait pas pu rejoindre le monde des morts et serait resté en elle.
Nous allons alors utiliser une technique hypnotique proche du rêve éveillé dirigé de Robert Désoille dans laquelle elle va explorer son monde intérieur et le décrire. L’objectif est de retrouver la grand-mère et de l’aider à rejoindre le monde des morts, là où est sa place. De ce monde, les âmes des défunts peuvent venir en visite chez les vivants, un peu comme font les vivants entre eux.
Après être entrée en transe, je lui suggère de trouver un lieu tout blanc dans lequel elle pourra trouver des passages ou des portes. Après avoir décrit verbalement ce passage ou cette porte, elle pourra s’y engager en continuant à décrire tout ce qu’elle voit et ce qui se passe.
Dans la première séance, elle décrit une porte qui ouvre sur une pièce très sombre, où elle distingue peu de choses sinon une forme noire. Elle ne tient pas du tout à y entrer. Elle décrit alors une porte qui ouvre sur un jardin inconnu, très agréable et s’y promène tranquillement.
Lors de la deuxième séance, en transe, elle retourne vers ce lieu tout blanc et retrouve la porte qui mène au lieu tout noir. Il lui vient alors la certitude que la forme noire qu’elle avait vue était le corps calciné de la grand -mère. Elle entre dans cette pièce qui est cette fois éclairée et sur un bas flanc, elle reconnaît sa grand-mère allongée, ratatinée, à la fois morte et vivante. Nous interrompons alors cette transe et elle est très soulagée d’avoir retrouvée cette présence, car alors elle peut poursuivre le processus thérapeutique que nous avons évoqué.
Elle vient pour cette troisième séance très motivée, très confiante. Dans la transe, elle rejoint la grand-mère et lui parle, lui explique qu’elle doit maintenant quitter le monde ici, que son mari et un des ses fils décédés vont venir la chercher pour l’accompagner dans ce voyage. Mme M visualise alors son grand-père et son oncle et la grand-mère se dirige vers eux. Elle est maintenant comme avant l’accident, elle embrasse sa petite fille qui pleure beaucoup comme dans une séparation réelle, puis elle disparaît avec son mari et son fils dans une lumière blanche.
Je revois cette dame quelques jours plus tard, elle va très bien, se sent très calme et est convaincue de l’importance de ce travail. A la rencontre suivante, elle souhaite mettre fin à nos séances.
Nouveau rendez-vous 8 mois plus tard : je ne la reconnais pas dans la salle d’attente : nouvelle coupe de cheveux, nouvelles couleurs, vêtements plus jeunes, nouvelles lunettes. Elle me raconte qu’elle a fait tous ces changements progressivement sans faire de lien particulier, mais un jour en regardant des photos d’elle avant cette thérapie, elle s’est aperçue qu’elle avait adopté pendant ces vingt années le « look » de sa grand-mère décédée … Elle est juste venue me dire qu’elle va bien.
Depuis 18 mois, plus de nouvelles…
De cette histoire, je dégagerai deux notions : La mal-mort
Notion très puissante en Afrique où l’accidenté, le suicidé, le mort de mort violente est dangereux pour les vivants. Il n’a pas d’obsèques publiques et sa dépouille est abandonnée en brousse.
Si elle n’est pas partout aussi radicale, cette notion est présente dans notre culture. Les mal- morts sont ceux qui n’ont pu se délivrer de leurs illusions, de leurs souffrances. Ils sont morts de morts violentes, volontaires ou accidentelles. Ce sont ceux qui partent en laissant de grosses dettes, ceux qui partent à la mauvaise heure : une mère qui laisse de petits enfants, un enfant en bas âge dont la mort est inacceptable, aussi les gens “mauvais” qui refusent de mourir. Tous ceux-là ont, selon les traditions, une plus grande tendance que les autres à rester dans le monde des vivants
C’est ainsi que nombreux, sentant leur fin arriver mettront en ordre leurs affaires et éviteront cette menace.
Mettre en ordre des affaires affectives en révélant un secret par exemple pour éviter “d’emporter avec soi le secret dans sa tombe…” Car le mort emporte le contenu du secret, mais ne peut pas dissimuler complètement son existence, il reste des traces, des doutes qui vont constituer “un objet” qui se met à vivre de lui-même et se transmettra parfois sur plusieurs générations. Sur le plan affectif, il peut aussi s’agir de dire ou montrer une affection retenue toute la vie
Mettre en ordre des affaires d’argent en réglant ses dettes. Il s’agit de ne pas transmettre à ses proches des difficultés nouvelles et aussi de s’assurer que ces mêmes proches nourriront encore de bons sentiments envers le mort.
Se mettre en règle avec la religion en particulier par une dernière confession.
Ce sont toutes des précautions simples qui officiellement évitent des difficultés aux vivants qui restent mais qui sont aussi des préparations pour une “bonne mort”.
L’autre notion vient de la clinique. Dans ces histoires, le mort semble oublié, l’entourage en parle peu dès les premiers temps et fait comme si ce décès ne perturbait pas son équilibre. Ce n’est pas directement douloureux et ce sont d’autres troubles qui amèneront quelques années après le décès à consulter. Ces troubles – insomnie, phobies, douleur physique, instabilité thymique – ont souvent commencé, sans explication évidente, quelques mois après le décès. Ces patients ne font pas de lien direct avec le décès survenu comme nous venons de le voir et détournent très vite l’attention du thérapeute qui va lui aussi rapidement “oublier” cette mort sans deuil exprimé.
Ici, tout se passe comme si pour un sujet, le mort, son esprit ou sa représentation, en tout cas, quelque chose, s’installait dans un lieu caché du monde intérieur profitant de la brèche psychique provoquée par le traumatisme. Cet esprit va alors mener une sorte de vie parallèle à l’intérieur de la personne, à son insu et provoquer des troubles divers, rémanents, résistants pendant de longues périodes. Ce lieu décrit par cette patiente répond exactement à la notion de crypte que deux analystes ont décrite il y a quelques années : Nicolas Abraham et Maria Torok dans l’article “maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis” (“L’écorce et le noyau”). Évidemment le langage utilisé est très différent, mais par d’autres voies nous faisons la même rencontre étrange.
Cet esprit “encrypté” devient alors un fantôme, transmissible inconsciemment de génération en génération. La bible parle de trois à quatre générations, le taoïsme de neuf…
Dans ce cas de figure, le sujet semble être passivement habité par l’esprit du mort, mais ce n’est pas toujours le cas. Lorsqu’un enfant meurt, il est fréquent qu’un parent refuse de le laisser partir et va l’installer de la même manière dans un lieu spécial à l’intérieur de lui- même, le gardant intact, comme vivant. Les partisans d’une autonomie de l’esprit s’inquièteront pour l’âme du mort qui ne peut alors rejoindre le monde des morts et trouver la place qui lui revient. C’était l’hypothèse de cette patiente que nous avons présentée. S’il est question de réincarnation, celle-ci devient impossible. Si la présence de l’esprit du mort à l’intérieur du parent l’empêche de faire le deuil, elle va aussi créer des perturbations affectives profondes avec celui qui vient souvent après : l’enfant de remplacement. Et dans notre clinique quotidienne, nous rencontrons tellement de ces enfants qui -eux- ne trouvent pas leur place dans le monde des vivants.
Christine présente des troubles à type d’impulsivité, des insomnies et cauchemars terrifiants depuis des années. Elle évoque des problèmes de couple. Les enfants présentent tous les deux des troubles du sommeil lorsqu’ils sont en présence de leur mère mais dorment correctement chez le père ou la nourrice. Après la séparation du couple, les troubles du sommeil se réduisent chez la mère mais les enfants finissent toutes leurs nuits dans la chambre de la mère dont le sommeil reste ainsi perturbé.
L’évolution est chaotique depuis dix ans avec des moments de très grande douleur morale et des représentations suicidaires. La relation thérapeutique est forte mais instable, avec des ruptures brutales, du fait de l’impulsivité. Ceci ajouté à son allure très déterminée et plutôt masculine me faisait penser à Calamity Jane qui dégainait aussi vite que Lucky Luke.
Depuis longtemps elle a décrit une tragédie familiale. La mère de sa mère a eu sept enfants dont quatre morts à quelques jours ou semaines. L’obstétricien aurait contre-indiqué formellement une nouvelle grossesse qui risquait d’ être fatale pour la mère. Or quelques mois plus tard elle est de nouveau enceinte et elle meurt deux jours après l’accouchement. L’enfant, Roger, décède à son tour trois mois plus tard. Le père incapable de contrôler ses pulsions sexuelles est désigné comme coupable, il a tué sa femme.
La fille aînée de 11 ans mère de la patiente était en première ligne face à tous ces drames, mais semble ne pas en souffrir, comme elle dit : “il fallait tenir bon”. La seule chose est qu’elle a gardé beaucoup d’inquiétude concernant les nuits. Elle n’était jamais tranquille pour ses enfants quand ils dormaient.
La patiente établit un lien évident pour elle entre cette tragédie, ses troubles du sommeil et ceux de ses enfants. Mais à ce jour et depuis plusieurs années les choses en sont restées là. Je n’avais aucun effet thérapeutique sur ce niveau, et diverses stratégies thérapeutiques, psychothérapeutiques ou médicamenteuses en direction des enfants n’amenaient aucune amélioration durable.
Un jour, une nouvelle fois, elle vient me voir, exprime sa lassitude, le poids des enfants, les nuits en pointillés. Ce jour-là elle m’apprend que tous les enfants des filles de la famille ont des troubles du sommeil, seulement les enfants des filles. Ceci me relance dans cette histoire familiale avec tous ces morts et j’ai peut-être un nouvel outil thérapeutique à lui proposer.
Je vais d’abord rencontrer Christine avec sa mère. Elle confirme et précise toute cette histoire tragique mais n’exprime aucune émotion particulière, comme si tout ça était enterré depuis longtemps et me surprend par cette neutralité : ni colère, ni tristesse…
Les métaphores de Christine s’orientent du côté de son père décédé il y a quelques mois. Elle l’imagine dans un autre monde. Il y a quelque chose pour elle après la mort et maintenant qu’il est mort, elle peut lui parler, lui dire ce qu’elle ressent ce qui a été totalement impossible du temps où il était vivant. Elle dit “je m’entends bien avec lui maintenant”.
Nous avons déjà à différents moments utilisé l’hypnose et comme dans les précédentes séances, elle reste très tendue, bouge, se cache le visage avec une main. Je lui propose de se promener dans un lieu connu ou inconnu à sa convenance et peut-être d’y rencontrer quelqu’un de sa famille. Comme pour l’histoire précédente, je pensais voir apparaître la grand-mère, mais c’est le petit Roger, mort à trois mois qui entre en scène. Elle le porte dans ses bras. Je lui propose alors d’aider cet enfant à rejoindre le monde des morts où il a sa place auprès de sa propre mère.
A l’issue de cette séance, elle me raconte qu’elle a porté cet enfant sur une montagne très paisible, elle l’a posé sur le sol, la montagne s’est ouverte en deux et chacun est resté d’un côté, puis les deux bords se sont séparés de plus en plus jusqu’à ne plus être visibles l’un à l’autre. Elle s’est alors sentie très calme puis est redescendue de la montagne dans le cabinet.
Je l’ai revue dix jours plus tard. Depuis la séance, ses deux enfants font des nuits complètes. Elle propose d’en rester là.
Tout cela se passe il y a environ six mois. Je l’ai revue il y a deux semaines, elle souhaite maintenant que je l’aide à affirmer son identité de femme.
Elle n’a rien dit concernant les enfants dans ce premier entretien. Dans le second, je l’ai interrogée à propos des enfants, sans trop croire à la persistance de ce changement rapide. J’ai alors été très étonné d’apprendre que leurs troubles du sommeil ont complètement disparu depuis…
Chaque décès est une perte tant pour l’individu que pour le groupe. Il crée un désordre et le deuil sera cette phase de remise en ordre plus ou moins facile, plus ou moins longue. Il sera d’autant plus simple que les rituels seront bien faits, que les mondes des vivants et des morts seront clairement séparés, que le mort sera officiellement intégré par chaque individu et par le groupe qui pourront alors en parler ou lui parler, montrant ainsi qu’il continue une forme d’existence.
Certaines cultures ont gardé un rapport aux morts plus intenses et les gens qui y vivent sont plus familiarisés avec ces notions d’esprit et de monde des morts. Je pense bien sur à la Bretagne et j’ai déjà évoqué l’Afrique. Voici deux autres exemples. En Chine, régulièrement, les parents des défunts viennent brûler de l’argent, (des billets spéciaux sans valeur dans le monde de la réalité) sur la tombe afin que les âmes aient de quoi vivre dans leur monde. Thérésa Robles, présidente de l’Institut Milton Erickson de Mexico raconte aussi comment les Mexicains vivent avec les esprits des morts et comment les thérapeutes sont très habitués à ce travail très spécial pour nous.
Est-il pertinent aujourd’hui d’utiliser cette notion d’esprit qui rappelle pour nous la confusion hypnose – spiritisme ? Un esprit est un principe immatériel, une substance incorporelle, mais aussi une manière de penser, une activité intellectuelle. Ces définitions (Larousse) sont très larges et peuvent englober une grande partie de notre activité thérapeutique. D’ailleurs, dans notre quotidien, même si notre panthéon est pauvre comparé à celui des thérapeutes africains, nous nous référons à deux esprits très puissants : l’esprit conscient et l’esprit inconscient.
Dans ces deux histoires, nous faisons comme si un esprit étranger restait présent dans le monde intérieur du patient. Rien ne permet pourtant d’affirmer la réalité de ces esprits mais, comme souvent en hypnose, il est pertinent de construire et d’utiliser des métaphores congruentes avec les convictions des patients. Lorsque cette métaphore est présente, l’objectif est que chacun trouve sa place, que l’“esprit” puisse, ou accepte, de gagner le monde des morts.
La pratique de la thérapie familiale nous familiarise avec ces pathologies transgénérationnelles. Anne Ancelin Schutzenberger dans “Aie mes aïeux” décrit bien ces transmissions curieuses de traumatismes non résolus. Nous avons vu qu’Abraham et Torok proposent la métaphore d’une crypte qui peut rendre compte de ces influences intérieures cachées et difficilement accessibles. Tobie Nathan insiste sur l’extrême importance pour les vivants de bien s’occuper des morts, avec autant de soin que ces Africains qu’il connaît si bien. Nous partageons ces positions qui nous rappellent que si le décès fait de chaque vivant un mort, il continue par bien des manières à exister à l’intérieur de nous et dans le système familial. Lorsqu’une pathologie apparaît, l’hypnose est un outil thérapeutique privilégié entre les mains d’un thérapeute habitué à accepter les croyances de son patient même dans ce domaine aussi délicat
Pour en revenir avec notre histoire de Marie-Jeanne et Joseph, savez-vous qu’est devenue la porte de l’enfer ? Les vieux ont dû penser que les scientifiques aussi avaient compris la puissance de ce lieu puisqu’ils y ont construit … la seule centrale nucléaire de Bretagne.
BIBLIOGRAPHIE
ABRAHAM Nicolas. TOROK Maria.
L’écorce et le noyau. Ed Flammarion 1978
ANCELIN Schützenberger
Aîe mes aïeux! Ed Desclée de Brouwer. 1993
DECHAUX Jean-Hugues. HANUS Michel. JÉSU Frédéric Les familles face à la mort. Ed L’esprit du temps.1998
De ROSNY Eric
Les yeux de ma chèvre. Collection Terre Humaine. Plon. 1981
LE BRAZ Anatole
La légende de la mort chez les Bretons Armoricains. Ed Terre de Brume.1996 Première édition Honoré Champion 1893
NATHAN Tobie
L’influence qui guérit. Ed Odile Jacob. 1994
NATHAN Tobie et Coll
Rituels de deuil, travail du deuil. Ed La Pensée Sauvage. 1995
ROMEY Georges
Rêver pour renaître. Ed Robert Laffont.1982
VAN ERSEL Patrice
La source noire. Ed Grasset et Fasquelle. 1986
VAN ERSEL Patrice
Réapprivoiser la mort. Ed Albin Michel. 1997